Avec Edouard Boccon-Gibod et Jean-Luc François, nous sommes enfoncés dans des fauteuils confortables dans le salon d’un appartement bourgeois de la rue de Naples. Eric Walter a terminé sa présentation, et il a été suffisamment convaincant pour nous persuader d’investir une partie de nos économies dans une nouvelle entreprise destinée à révolutionner la culture, l’économie de marché, l’Europe, la formation professionnelle, le capital-risque et quelques autres domaines moins importants : l’Orchestre symphonique d’Europe. Nous fumons des cigares et buvons du cognac avec l’air satisfait de grands capitalistes américains venant de se partager le marché des chemins de fer.
Pour moi, l’aventure a commencé quelque temps auparavant, à quelques centaines de mètres de la rue de Naples, dans un sous-sol d’un immeuble de bureaux de la rue du Rocher abritant le groupe éponyme, rendu célèbre plus tard par la déconfiture du promoteur Christian Pelège. Eric Walter, toujours plein de ressources, s’y est fait prêter un modeste local où il travaille d’arrache-pied pendant qu’avec Laurent Kupferman, nous nous attachons à donner une forme contemporaine à la figure éculée du canular téléphonique.
C’est le temps d’Opéra-Jeunesse, puis du Jeune Orchestre Symphonique d’Europe, aventure déjantée commencée avec une mémorable production de La Belle Hélène à laquelle je n’assistai malheureusement pas. Mais je me souviens encore de l’apparition de Simone Veil, couverte de vison et de diamants, et de son mari Antoine en smoking, à une « soirée de gala » plus ou moins réussie, pour laquelle Laurent, avec le sens de la publicité qui le caractérisait, avait fait faire chez Agry, maison réputée de la rue de Castiglione – la rue de Castiglione, évidemment, où l’on évoque le souvenir de la belle comtesse, de Napoléon III, et par suite d’Offenbach… – des cartons entièrement gravés, extravagance que même les Rothschild ne se permettaient plus.
Avec l’Orchestre Symphonique d’Europe, l’affaire se structure, se professionnalise, et prend de l’importance. Fini le bricolage chic dans les beaux quartiers, nous avons nos propres locaux, une ancienne imprimerie située rue de Crimée – la Crimée, Napoléon III toujours… – dans le XIXe arrondissement. A cette époque, le quartier n’abrite pas encore le Conservatoire – encore logé rue de Madrid, dans le VIIIe que nous quittons… -, ni la Cité de la Musique, et encore moins la Philharmonie de Paris. Mais il est sur mon chemin, car je suis alors stagiaire de l’ENA à la Préfecture de la Seine-Saint-Denis à Bobigny : je ne suis pas prêt d’oublier la CX rutilante du sous-préfet du Raincy avec cocarde et gyrophare piteusement accrochée au porche étroit de la rue de Crimée dans lequel j’avais voulu m’engouffrer un peu vite.
Nous avons imaginé un modèle économique original. Un orchestre symphonique entièrement autofinancé, pouvant se débiter en tranches plus ou moins fines (« Avec ces deux quintettes, vous avez le trio en promotion à moitié prix »), avec une mirobolante grille tarifaire, intégrant tous les défraiements, et identique quelque soit le pays d’Europe dans lequel les musiciens se produisent. Tout cela remplit de vastes tableaux de chiffres péniblement moulinés par les ordinateurs de l’époque (j’ai tout appris, alors, des possibilités de Lotus 1-2-3 sous MS-DOS) et un business plan digne d’une start up du plus beau temps de l’internet, qui séduit la Caisse des Dépôts et la Banque Arjil, banque du groupe Lagardère. En 1986, François Léotard est devenu ministre de la Culture et de la Communication dans le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac. La droite cherche ses « marqueurs » idéologiques dans la culture après le bouillonnement des années Lang. Elle brandit l’étendard du mécénat, avec la création du Conseil supérieur du mécénat culturel et la première et importante loi sur le mécénat. Rue de Valois, le grand architecte de cette politique se nomme Jean-Ludovic Silicani : je deviendrai quelques années plus tard son collègue au Conseil d’Etat, il sera mon mentor au ministère de la culture et il est resté un ami fidèle. L’Orchestre Symphonique d’Europe surfe – de manière un peu extrême – sur cette volonté de donner à la culture une part de financement privé.
Le modèle n’est pas absurde. Mais les comptables se succèdent, la comptabilité est en désordre, et les données manquent pour mettre en place un contrôle de gestion performant. Nous ne révisons pas assez vite les paramètres sur lesquels s’appuie la grille tarifaire, de sorte que nous vendons trop de concerts à l’étranger, et en formation symphonique le plus souvent, pour lesquels nous sommes très compétitifs car férocement déficitaires. Faute d’indicateurs de gestion fiables, la situation financière réelle de l’entreprise nous est largement inconnue. Je me souviens qu’Eric et moi nous comprîmes que nous avions sans doute un sérieux problème en constatant que, trois jours seulement après avoir porté à la banque les chèques de 2,5 millions de francs représentant les participations de la Caisse des Dépôts et de la Banque Arjil, la trésorerie était de nouveau négative.
Entretemps, nous avons vécu pleinement cette incroyable aventure d’une communauté jeune, multiculturelle, avec des musiciens issus de toute la Grande Europe, emmenés par le chef Olivier Holt, de personnalités venues d’horizons incroyablement divers, unies par une passion commune pour la musique, le goût de l’innovation et de la prise de risque, et une permanente joie de vivre. L’enregistrement de « Douce France » avec un Charles Trénet de particulièrement méchante humeur pour le clip de la campagne de François Mitterrand en 1988, ou bien les concerts de Johnny Halliday à Bercy, restent des moments inoubliables, tout comme le « Concert Huguenot » à la Salle Pleyel. Ce fut une expérience totale, au confluent de métiers et de mondes incroyablement variés : la gestion d’un orchestre, le poids des syndicats, la complexité du droit du travail, les méandres de la formation professionnelle, la direction d’une PME, ses rapports avec les banques, avec ses actionnaires, le ministère de la culture, la réserve parlementaire… Mais surtout une formidable aventure d’amitié, des amitiés scellées pour certaines pour le restant de nos vies.